L ’actualité de ces dernières années a montré l’importance de disposer d’un système d’alerte, de recueil et de qualification le plus exhaustif possible des cas de maltraitance pour permettre d’agir au plus vite et au plus proche des personnes concernées. Après la crise du groupe Orpéa, qui a entraîné un afflux massif d’alertes portant sur des situations de maltraitance en établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), l’État a lancé une grande concertation dans le cadre d’états généraux des maltraitances qui a permis de rassembler, autour d’une même cause, les services de l’État (direction générale de la Cohésion sociale – DGCS, département, agences régionales de santé – ARS), les professionnels (police, parquet, gendarmerie, acteurs sociaux, acteurs de santé…), les associations et les instances représentatives (défenseur des droits, Haut Conseil de l’enfance et de la famille et de l’âge, Conseil national consultatif des personnes handicapées…) dans le but de dégager des pistes pour une future stratégie nationale. Ces états généraux ont montré que les maltraitances à l’égard des personnes vulnérables ne sont pas assez connues et documentées, notamment à domicile(1). Une étude du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) de janvier 2023 a indiqué que 70 % des Français sont inquiets des risques de maltraitance pour eux-mêmes ou pour leurs proches, et que 65 % considèrent que les pouvoirs publics ne s’impliquent pas assez pour lutter contre les maltraitances envers les personnes vulnérables(2).
La loi sur le « bien-vieillir » en cours d’examen parlementaire se propose de mettre en place un outil spécifique d’alerte, de quantification et de qualification des situations de maltraitance au niveau de chaque département pour agir « au plus vite et au plus proche » des personnes concernées. Cette instance permettrait d’établir chaque année une synthèse des situations de maltraitance déclarées dans le département, elle devra conduire les enquêtes si nécessaire, elle pourra procéder à un signalement judiciaire et elle sera pilotée par le représentant de l’État.
Cette mission de recueil et d’analyse des appels était largement assurée par les centres Allo Maltraitances (Alma), créés en 1994 par le professeur Robert Hugonot et depuis 2014 par la plateforme d’écoute 3977 issue de la fusion de l’association Handicap, Âge, Bientraitance, Écoute, Orientation (Habéo, anciennement dénommée Association française pour la bientraitance des aînés et/ou handicapés – Afbah) et d’Alma France. Ce réseau d’écoute couvre actuellement 74 départements, 25 sont dépourvus de centre, mais font l’objet d’une convention de coopération avec la Fédération 3977 ; il est constitué essentiellement de bénévoles (souvent retraités du secteur médicosocial) formés pour recueillir la parole de l’appelant avec neutralité et bienveillance, sans juger, sans dramatiser ni minimiser les faits de manière confidentielle sachant que l’appelant lui-même peut conserver l’anonymat. Les objectifs poursuivis sont de répondre aux alertes, d’analyser chaque situation et d’accompagner les appelants vers les professionnels et les instances ou les services compétents. Ce réseau contribue à la prévention des maltraitances par la formation des professionnels et la sensibilisation des proches aidants et du grand public. Son expérience de terrain est considérable issue de plus trente ans de pratique. Grâce à la Fédération 3977, chaque année, une analyse statistique des appels est pratiquée (ce qui représente environ 80 000 appels du numéro 3977 en 2022(3)), selon l’âge, le sexe et le statut des victimes (personnes âgées versus personnes en situation de handicap), le profil des appelants (personne elle-même/famille/intervenant à domicile/personnel d’établissement/services sociaux…), le profil des personnes mises en cause, le type de violence (négligence passive ou active/restriction des droits/violence psychologique/financière…), leur lieu de survenue (domicile/établissement), les comportements imputables aux professionnels ou encore aux dysfonctionnements institutionnels, la mise en cause de l’entourage familial. Ces statistiques permettent de connaître les actions préconisées (actions juridiques avec des signalements aux instances judiciaires/actions de nature sociale/action sur l’environnement de la victime/recherche de conciliation…). Ces données sont extrêmement riches et utiles, mais probablement imparfaites, car certaines situations sont très difficiles à analyser par le biais du téléphone et sont en réalité d’origine multifactorielle avec une intrication de facteurs.
Dans le cadre de la nouvelle loi, l’État prévoit dans l’article 4 de centraliser lui-même toutes les alertes afin d’avoir une visibilité la plus exhaustive possible sur les actes de maltraitance(4). À ce jour, notre réseau Alma a la capacité de traiter ces alertes de maltraitance reconnues par l’État dans le cadre réglementaire(5). Néanmoins, ce réseau est hétérogène : il n’est pas présent dans tous les départements ; certaines cellules d’écoute ont un nombre de bénévoles réduits et relativement âgés et n’ayant pas la possibilité d’augmenter leur capacité d’écoute ; d’autres cellules ont très peu de moyens financiers malgré la subvention de l’État ; d’autres enfin fonctionnent en autarcie avec très peu de liens avec la plateforme 3977 ou les instances locales (connaissance insuffisante des acteurs locaux).
Toutes ces difficultés peuvent être corrigées, mais pour pouvoir renforcer et animer la vie des centres dans chaque département, il faut impliquer de nouveaux acteurs comme les gériatres, les médecins coordonnateurs d’Ehpad ou des professionnels du médicosocial. À ce titre, La Revue de Gériatrie est particulièrement utile, car elle est diffusée auprès des professionnels qui s’occupent de personnes à risque de maltraitance, c’est-à-dire d’adultes en situation de vulnérabilité en raison de leur grand âge, de leur perte d’autonomie ou de leur handicap. De plus, cette revue a pour principe éthique d’améliorer le soin par le biais de la formation continue et la diffusion des bonnes pratiques, ce qui est une manière indirecte de lutter contre les actes de maltraitance.
Ainsi, la création d’une cellule départementale de recueil et de traitement des signalements de maltraitance envers les personnes vulnérables ne doit pas se faire sans la présence effective et active de la plateforme 3977 et du réseau Alma. Ce dernier est en effet le témoin d’une mission d’intérêt général et d’une histoire portée par de grands précurseurs de la lutte contre les maltraitances comme le Pr Robert Hugonot et le Pr Robert Moulias. Il porte une dimension très forte d’écoute empathique et indépendante au service des personnes qui sont en position de faiblesse, et cela grâce, en grande partie, des bénévoles « experts ou partenaires » qui témoignent ainsi leur solidarité vis-à-vis des « vulnérables ». Les acteurs actuels de la gérontologie doivent se préoccuper dans la mesure de leur possibilité de l’avenir de la Fédération 3977 et de ses centres d’écoute.
Liens d’intérêts : l’auteur déclare ne pas avoir de lien d’intérêt en rapport avec cet article.
1. Ministère des Solidarités et des Familles. États généraux des maltraitances : Rapport de la concertation. 2023 Oct 2. https://solidarites.gouv.fr/sites/solidarite/files/2023-10/Rapport Etats généraux des maltraitrances_oct2023_accessible.pdf
2. Berhuet S, Hoibian S, Forcadell E, Albérola É. La perception de la maltraitance par les Français. Paris : Crédoc ; 2023. https://www.credoc.fr/download/pdf/Sou/Sou2023-4872.pdf
3. Fédération 3977 contre les maltraitances. Rapport d’activité 2022.
4. Assemblée nationale. Proposition de loi portant mesures pour bâtir la société du bien-vieillir en France. Article 4. Proposition no 643. 2022 Dec 15. https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/16/textes/l16b0643_proposition-loi#D_Article_4
5. République française. Circulaire DGAS/SD2 no 2002-280 du 3 mai 2002 relative à la prévention et à la lutte contre la maltraitance envers les adultes vulnérables et notamment les personnes âgées. NOR : MESA0230264C. https://sante.gouv.fr/fichiers/bo/2002/02-21/a0212074.htm